EVEREST
À Lukla, l'air m'a crevé les poumons d'un coup sec. Mes veines se sont contractées comme des serpents pris de spasmes, mes tempes ont cogné contre un tambour invisible. Le froid taillait ma chair au rasoir, mais un brasier inconnu dévorait mes entrailles, cette faim primitive qui pousse les bêtes vers les cimes.
Le premier matin, j'ai pissé du sang dans la neige. Rouge vif sur blanc immaculé, comme une signature. Mon corps déclarait la guerre à l'altitude, mes globules rouges se multipliaient en catastrophe dans mes artères qui sifflaient la panique. J'ai bu trois litres d'eau tiède, j'ai mâché des feuilles de coca jusqu'à avoir la bouche engourdie.
Puis les journées ont pris une texture différente, l'air lui-même devenait liquide. Mes pas s'enfonçaient dans un monde cotonneux où les nuages descendaient jouer avec mes cheveux. Les sommets flottaient au-dessus de moi, détachés du sol, suspendus par des fils invisibles. J'ai vu des aigles dessiner des spirales parfaites, leurs ailes caressant le vide avec cette grâce qu'ont les créatures qui connaissent leur élément.
Les enfants des villages couraient pieds nus dans la neige, un des gamins m'a montré ses dents pourries en rigolant. Un vieil homme comptait ses billets froissés en marmonnant des chiffres que je ne comprenais pas. Une femme m'a tendu un bol de thé salé, il avait un goût de fumée et de sueur. Dans ses yeux, j'ai lu l'histoire de mille hivers.
La nuit, mon duvet se transformait en cocon moite. J'entendais les yaks souffler dans l'obscurité, leurs sabots marteler la terre gelée. Mes rêves se peuplaient d'escaliers qui montaient vers nulle part, de mains qui me tiraient vers le haut jusqu'à ce que mes bras se détachent de mon corps. Je me réveillais en sursaut, la bouche sèche, le cœur tambourinant contre mes côtes.
Au camp de base, j'ai trouvé des ossements dans la glace. Petits, blancs, polis par le vent. Un oiseau probablement, ou un rongeur. J'ai passé une heure à les contempler, fasciné par cette mort propre, sans pourriture, momifiée par le froid. La montagne gardait ses secrets dans ses entrailles glacées.
Mon sac s'allégeait mystérieusement. Mes épaules ne saignaient plus, mes reins s'accordaient au rythme de la montagne. Sans guide, j'avançais maintenant porté par quelque chose de plus grand que moi, mes voix intérieures se muaient en chant ancien. Les Sherpas me souriaient avec cette science terrible des hommes qui ont touché le nerf du monde. Leurs visages burinés par le soleil et le vent portaient des secrets que mes poumons de plaine apprenaient lentement à déchiffrer.
Dans ce silence-masse qui m'écrasait les tympans, j'ai senti mes pensées se métamorphoser. Elles devenaient papillons, libellules, flocons de neige. Ma conscience se disloquait pour mieux se reformer, respirait enfin dans cette chambre de torture devenue cathédrale.